Les orangs-outans et le Nutella

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Je suis à Bornéo pour deux semaines, à travailler dans un bar à but non lucratif. 70% des recettes sont reversées à un centre de réhabilitation des orangs-outans. Je suis naïve et je ferme les yeux depuis mon arrivée en Asie. Au dessus de l’Indonésie, j’ai fermé les yeux, au dessus de la Malaisie j’ai mangé mon petit plat préparé, et à l’arrivée à Bornéo j’ai dormi. Je n’ai pas vu ces immenses étendues meurtrières vertes dont on m’a parlé à droite et à gauche. Je n’ai pas voulu entendre le son plaintifs des grands singes s’échapper des pots de Nutella trop chers alignés sur les étagères des seven/eleven. Mais j’ai décidé de passer mes fêtes de fin d’année dans un bar à but non lucratif, à remplir des foies avec de l’alcool pour la cause perdue de quelques cousins rouquins qui n’ont pas encore succombé sous les coups de hache, les incendies, la faim ou les fusils.

Alors quand je suis invitée à visiter la réserve de Matang, je commence enfin à me poser des questions. Il y a ce grand mâle qui du fond de son enclos regarde furieusement mon objectif, l’air de me demander ce que j’ai à le fixer là bêtement à attendre qu’il sourie ou qu’il fasse une singerie.

Orangs-outans, et ours, et toucan, et serpents, et crocodiles, paresseux, gibbons, tigres, panthères et autres espèces, toutes en cage dans ce grand parc aux airs de zoo. Alors je pose 3 questions à mon guide silencieux. C’est à cause de l’huile de palme ? Il me regarde. Ça ne va pas s’améliorer ça … ? Il me regarde. Il reste combien d’orangs-outans ? 30 000 à peu près.

Les forêts vierges de Sumatra et de Bornéo sont les seuls territoires où vivent nos cousins simiens. L’Indonésie et la Malaisie vouent leurs âmes à la monoculture du palmier à huile. Et c’est bien normal. Le niveau de vie a considérablement augmenté depuis la découverte de cette nouvelle drogue pour industriels de l’agroalimentaire. Du travail pour tous, un nouveau pouvoir d’achat à faire pâlir les westerns, et surtout la jungle recule, les animaux sauvages aussi. Il fait bon vivre à l’occidentale, pourquoi s’en priver ?

C’est la faute aux grands groupes me dis-je. Alors je cherche les origines de l’huile de palme. Quand on a commencé à chercher des produits de substitution au beurre et aux graisses animales qui provoquent des maladies cardiovasculaires et cancers à gogo dans les années 1960, on tombe fin 1970 sur ce nouvel eldorado. L’huile de palme, dix fois plus économique que le beurre, des propriétés de consistance et de conservation encore inégalées pour une productivité maximum. Plus rapide, et donc plus économique.

Toute l’industrie agroalimentaire en a été transformée en profondeur, si bien qu’on n’imagine plus aujourd’hui un monde sans huile de palme. On en trouve partout, dans tous nos produits de consommation courante, même bios. Je passe sur Nestlé et Ferrero pour sauter entre biscuits, fast-food pâtisseries et boulangeries industrielles, savons, shampoings, maquillage, crèmes, produits d’entretiens, bougies, encres pour stylos, ou encore essence. Mais aussi produits pour animaux. Votre chien, votre chat, les oiseaux, mais aussi la viande et le poisson de votre assiette de midi ont été farcis à l’huile de palme avant de frire dedans.

J’ouvre mon paquet de biscuits « Quaker oat cookies » au milieu de mes recherches. La marque se vante d’appliquer la même recette depuis 1877. Par curiosité je regarde la composition de mon produit et je contemple les 15% d’huile de palme pure que je suis en train d’avaler en regardant la vidéo de propagande du WWF en faveur de l’organisation de certification pour une huile de palme durable (RSPO) qui promet des « garanties sociales et environnementales » sur la production avec un label apposé par des agents indépendants, sélectionnés par les grands groupes en questions, membres du fameux label.

Je pense à ma santé. Qu’en est-il de cette huile de palme si indispensable à « une qualité de moelleux de cookies et de velouté de soupes incomparables » ? Graisses saturées 50%, provocant maladies cardio-vasculaires et infarctus, aujourd’hui la première cause de décès de l’homme. À consommer avec modération nous disent les organismes de contrôle sanitaire. Je me demande alors si les industriels se modèrent dans leur consommation eux…

J’en retourne à la source. Mes orangs-outans qui meurent et mes forêts qui disparaissent. 2 millions d’hectares de forêt brulée chaque année, 50% de la surface de Bornéo qui a fait place à des palmiers en 60 ans.

Et pour produire, il faut brûler ces terres millénaires. On explique qu’il faut transformer la terre et avoir les bons nutriments dans le sol pour faire pousser des beaux palmiers. C’est la méthode la plus rapide et la plus économique. Alors on brûle forêts, tourbières, animaux, tout ce qui dépasse, et on relâche du CO² dans l’atmosphère. Et on plante des palmiers, pour 20 ans. Une production rapide, 2 fois par mois on récolte les fruits précieux qui donneront l’huile miraculeuse. Puis l’arbre est trop vieux et il faut le changer. On lui injecte un poison dans le tronc, qui le tue mais qui n’est nocif que pour la terre en dessous, ça va. C’est plus rapide, et plus économique.

L’orang-outan, lui, recule avec ses copains singes, félins et autres. Tous devraient avoir disparu d’ici 2020 d’après les statistiques. Si vous voulez vous faire une idée de la faune concernée, relisez le Livre de la Jungle. Ah, et ça concerne Mowgli aussi. Les populations indigènes sont elles aussi déracinées et expropriées. Mais c’est au profit d’un mieux vivre, d’une meilleure qualité de vie, plus rapide et plus économique. L’intérêt est partout, sauf dans la poche de nos simiens qui attendent, de plus en plus serrés et de moins en moins nombreux. « Pour les orangs-outans c’est terminé. La guerre nous l’avons déjà perdue. On ne peut pas inverser la situation. Les terres perdues sont perdues pour toujours. Il y a encore des batailles à gagner, nous arrivons encore à préserver des parcelles. En soi, c’est une excellente nouvelle. » Stephen Brand du parc Tanjung Puting, Bornéo.

Alors il y a un marché qui se met en place. Un étiquetage « sans huile de palme ». Avec de l’huile de colza à la place. Ou une autre. Pour certains produits. C’est vendu plus cher bien sur parce que c’est plus compliqué à fabriquer du coup. Et le consommateur avertit se jette dessus. Un filon dans le filon. Pour les industries agroalimentaires interrogées, c’est pour des raisons écologiques. On n’y voit aucun intérêt économique.

Une dernière donnée. L’huile de palme perd toutes ses qualités nutritionnelles lors de son raffinage. Modifiée, décolorée, désodorisée, pour être exploitable au meilleur coût d’investissement. Pas d’intérêt autre qu’un meilleur moelleux à moindre coût que le beurre pour lequel un détruit un écosystème, on brûle des forêts millénaires, on injecte du CO² en masse dans notre atmosphère, on engraisse nos artères et on fait des économies. Non, c’est sur, mon grand singe dans son enclos n’a aucune raison de me sourire, ce n’est ni rapide ni économique.