Née en 1986, j’ai grandi dans l’espace Schengen. J’ai le souvenir d’avoir toujours connu la frontière avec l’Allemagne, à 50 mètres de mon jardin, ouverte et traversée à pieds par mes quelques amis pour acheter des clopes aux distributeurs automatiques dans les rues de Volklingen.
J’ai la chance d’être née en France et de pouvoir depuis toujours évoluer au sein de l’union européenne en toute liberté. Les quelques frontières qui m’aient résisté ont été les États-Unis, le Japon et les Émirats Arabes Unis, où après un rapide coup d’œil sur mon passeport, l’agent douanier me saluait d’un sourire entendu, me souhaitant la bienvenue sur son territoire. Je me souviens même de cette fois, à la douane de l’aéroport de Madrid où le douanier m’indique ma housse de guitare me demandant de lui jouer un morceau, et moi de m’entendre lui répliquer “it’s not a guitar, it’s a weapon”. Un sourire s’affiche sur son visage, comme toujours, il rit de bon cœur et me laisse passer. J’ai toujours ressentit les frontières comme une formalité, appartenant à des temps anciens auxquels nous avions échappé après deux terribles guerres pour la paix.
J’ai vu les lignes de files d’attentes dans les aéroports de ceux qui n’étaient ni “USA/Canada”, ni “EU”, longues de visages angoissés et fatigués, des quatre coins du monde. Je me suis toujours dit que j’avais bien de la chance. Il m’a toujours été difficile, voire impossible d’appréhender la limite physique et l’impact psychologique du passage d’une frontière.
La Russie m’avait déjà donné du fil à retordre pour acquérir le visa, précieux sésame à échanger contre une entrée dans le territoire. Aujourd’hui, après deux mois à avoir rencontré les pays ex-soviétiques enfin libérés en 1991, je traversais enfin la frontière du voisin envahisseur. Et traverser cette frontière est une toute autre aventure que de traverser des lignes imaginaires entre deux panneaux de limitation de vitesse et un “welcome” bien senti sur fond bleu à étoiles jaunes.
J’ai mon visa bien correctement vissé dans mon passeport, je suis prête, mais j’ai la peur au ventre. Je ne sais ni si ce nouveau pays voudra de moi, ni pourquoi le gardien est si rude de chaque côté des pointillés. Je garde pour seule référence historique ce dessin d’Uderzo avec des gardes frontières romains, debout de part et d’autre du trait, lance en avant, prêts à affronter quiconque tenterait de franchir la limite qui sépare deux pays, deux cultures, parfois deux univers. On m’en a tant dit sur ce voisin si proche et si différent à la fois, mais en même temps jamais assez. Toujours gardé à demi-mots entre ceux qui savent et ceux qui racontent, sans n’avoir jamais traversé.
Et je vais traverser cette frontière à laquelle mon anglais ne sert à rien, mon alphabet ne sert à rien. Tout ce qui jusqu’à présent avait su éclairer ma route par son caractère presqu’universel était à laisser derrière. Comme un nouveau né, je passe, presque à nu, laissant mon passeport dans les mains d’un inconnu qui disparait avec, un temps long. Je me retrouve à attendre, faible, à compter sur un bout de carton, vital à ma survie finalement. Et puis un sourcil suspicieux se lève, un coup de tampon, un regard noir. “spassiba…” je murmure. Me voilà en Russie.